TD de géo... hein quoi, vous avez dit papier millimétré???
J'adore cette propension qu'ont les profs, depuis le début de cette année d'agreg, à nous parler comme si on passait les jeux olympiques à la fin de l'année. Je fais d'ailleurs partie d'un groupe de "coaching", ça s'invente pas, où on nous motive comme un général motive ses troupes, où on nous dresse de véritables plans d'attaque, avec "travail d'équipe", "exercice" - note à l'attention des ignards,
exercitum en latin c'est un terme militaire - et où le jury apparaît avec des airs de jury olympique, tirant la tronche et levant ses pancartes numérotées pendant que la foule les hue parce que la nana qui faisait la roue a à peine frollé la ligne mais que merde, y a des quotas, on la vire quand même, la blondasse russe était plus bonne, et là j'm'enflamme dans une phrase de sept lignes pour arriver au point critique de la gestion du stress...
Parce que stress il y a. On le voit déjà. Dans un amphi bondé comme les arènes du Colisée un jour de tuerie, on voit flotter les chiffres qu'on a assénés pendant un mois de réunions et de premiers cours : les stat' sont là, les pourcentages de chance moins. Donc, y aura des larmes. Limite y aura du sang. Si je ne ressors pas de l'épreuve d'admissibilité couvert de cendre, j'aurai accompli l'exploit de ma vie. En tous cas ça va chialer, c'en est presque jouissif de voir tous ces petits minois qui tressautent d'excitation à chaque fois que les mots "concours" ou "agreg" sont prononcés, en pensant "toi, peut-être, au mois de juin tu pleures ta mère..."
C'est que, encore une fois, on nous met la pression sévère. Faut être "les meilleurs des meilleurs, chef!" En attendant on est tous des merdes, des vers de terre, et le crevard prétentieux qui interrompt le coach en se gaussant du riquiqui parce qu'il a suivi le cours de Monsieur Machin il y a deux ans figure pour moi en tête de liste des vers de terre mangeurs de merde à qui j'imposerais volontiers cinquante pompes tous les matins avant de lui faire réciter les vers de l'Enéide et la liste des pays qui finissent en -stan. Et on dit "CHEF, OUI CHEF!".
L'année de l'agreg c'est une année pourrie. Et vas-y que j't'enfonce le clou : "vous devrez faire le choix entre votre vie sociale et votre vie professionnelle parce que tout le reste c'est l'agreg". Texto, cash, en plein cours magistral. Ah ça pour être magistral, c'est magistral : en gros, foutez votre vie entre parenthèses et regrettez de pas avoir plus appris à l'école. Faut rattraper maintenant. Preuve en est que j'devrais me dégotter un manuel de géo du lycée pour réviser ma géo de la France, parce qu'en fait, j'connais rien à rien d'où se trouve le trou du cul de Marianne. Ah si, note pour ceux que ça intéresse (mais j'veux pas savoir pourquoi, c'est vous qui êtes sales): Trou est un village qui se trouve dans la Sarthe. J'l'ai vu et il porte bien son nom.
Fin de la parenthèse. C'est clair, au début de l'agreg, on est con. Je suis con. Et j'ai vingt semaines pour récupérer le bébé au vol.
Vingt semaines. Quand on te dit ça le matin entre ton oreiller et le café de midi, ça te déclanche des oreillons entre les cuisses (sisi). Du coup tu te dis :
soit que t'es trop con et qu'est-ce que j'fous là, entre tous ces péteux qu'ont l'air de déjà maîtriser l'économie du chemin de fer dans le Lancashire du mois de juin 1859 et peut-être même un peu de physique nucléaire - ce qui est
faux, en vrai sont tous aussi cons que toi, voire plus, mais ils donnent le change en tapant sur des ordis -
soit tu te dis, allez mon gars, prends tes couilles à ton cou, demain tu sauras tout sur les politiques d'aménagement de la Champagne-Ardennes - ce qui est aussi
faux, parce qu'on devient pas Philippe Bouvard en une nuit, encore que des cons réussissent très bien en politique, mais c'est hélas pas ton but.
Bref, étant donné la situation faut pas s'affoler. Meuh, non y a pas de raison, t'as peu de chances de l'avoir, mais tu vas l'avoir. En vingt semaines, tu passes du stade de con lunaire à grande lumière de l'Histoire et de la Géographie. Facile. A condition de faire des pauses, de prendre l'air, de faire du sport (j'l'aime bien celle-là), de manger équilibré, de dormir neuf heures par nuit, de ne pas faire la fête... A ce propos, j'ai adoré la prof de géo qui ce matin nous donnait limite ses autorisations de sortie du samedi soir, à condition de "rentrer avant le dernier métro". Hé! j'ai préparé mon mémoire de master en picolant du vin italien, j'suis entraîné! C'est marrant d'entendre ça le lendemain du soir où je twittais sur Facebook (
oui, j'suis pas chauvin alors soit pas geek) un truc à propos des temps de repos et de la vie équilibrée que je mène (pas) en vue des épreuves du concours. L'année de l'agreg, c'est l'année de l'humour. J'ai d'ailleurs noté "Faire du yoga avant les TD de géo" sur mon petit cahier A5 spiralé. Me rappelle délicatement une instit' de primaire...
Cela dit, j'ai beaucoup, mais alors beaucoup apprécié les deux heures de cours magistral ce midi. De la géo pourtant. Mais ça y est, j'me réconcilie avec la géo. Qui l'eut cru? Si ça continue je prépare une thèse sur la construction de l'idée d'Europe au XXIe siècle. Non, faut pas exagérer. Mais le cours portait sur la définition de l'Europe, et j'aime bien en général quand on montre que les concepts auxquels on a l'habitude de se référer pour penser le monde sont en fait des objets historiques, des constructions arbitraires et monocentrées, et qu'en fait, l'Europe, ce n'est rien, c'est plein de choses, et les Européens sont des connards vertébrés. J'aime bien aussi les profs qui parlent sans aucune note sous les yeux, qui ont une vitalité du propos, qu'on a envie de prendre dans ses bras tellement ils sont souples et pelucheux, que l'amphi Richelieu tout entiers devient une galaxie autour d'eux... J'crois que même le prof a apprécié ce moment, c'est quand même pas courant qu'un prof se fasse applaudir à la fin de son cours (ce qui n'est pas conventionnel, mais ça l'a mis tout choses). Moi j'suis content de m'être paralysé la fesse gauche sur ce banc. J'ai même pas pris de note, tout s'est comme encastré dans ma boîte crânienne.
Résultat, j'ai envie d'être ce type de prof. J'ai envie de remettre en question ces grandes cases de la pensée qui ne correspondent à rien, j'ai envie de faire bouillonner les cervelles et de faire des leçons qui sont comme des bonbons acidulés sur les synapses. Faites vos rêves, comme dit monsieur Croupier...
Du coup, au boulot! CHEF, OUI CHEF!!!